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L’importance de l’expertise géospatiale dans un monde post-covid

Stéphane Roche 

Professeur titulaire de sciences géomatiques

4 août 2021

L’importance de l’expertise géospatiale dans un monde post-covid

La pandémie de Coronavirus Sars-COV2 a profondément bouleversé les relations des individus, des organisations et des entreprises à l’espace géographique en général, à leurs lieux de vie, de travail et de consommation en particulier. D’une vie centrée sur la mobilité, à une vie contrainte à l’immobilité ; de relations de proximité à des mesures imposées de distanciation physique; nous avons dû réapprendre à vivre nos spatialités. En même temps, les interactions entre les espaces physiques et les espaces numériques se sont recomposées : plus d’interfaces, plus de réseaux, plus de données comme médiateurs d’échange, d’apprentissage, de consommation, de travail, de partage, etc.

Ces conditions d’une nouvelle vie ne disparaîtront sans doute pas complètement avec la fin de la pandémie. Certaines habitudes, certains réflexes, mais également certains réajustements dans le fonctionnement des institutions et des entreprises survivront très certainement à la Covid19. Pensons simplement à l’hybridation du travail, à la part des services numériques de consommation ou encore à la réorganisation physique et dé-densification des espaces publics.

Que cela signifie-t-il sur le plan des comportements individuels et collectifs? La première loi de la géographie de Waldo Tobler précise que « Tout interagit avec tout, mais deux objets proches ont plus de chances de le faire que deux objets éloignés[1] ». Qu’en est-il de cette loi dans un contexte post-covid? La géographie, les distances auront-elles toujours le même sens?

L’humain cet « animal spatial »

L’être humain est un animal spatial. La très grande majorité de ses décisions quotidiennes, les plus simples soient-elles, mobilisent de manière le plus souvent implicite et inconsciente, des compétences spatiales élémentaires. Michel Lussault[2] en propose cinq en particulier :

  1. Compétence de placement : elle renvoie à la capacité à trouver l’emplacement le plus pertinent pour développer une activité, s’installer… Cette compétence est essentielle lorsqu’il s’agit d’optimiser l’implantation d’une nouvelle infrastructure, d’un nouveau service; mais aussi pour l’acquisition d’une maison ou d’un chalet par exemple.
  2. Compétence métrique: elle relève de la capacité à évaluer, à mesurer des distances.
  3. Compétence de parcours: il s’agit typiquement de la capacité à déterminer le chemin adéquat et optimal pour, par exemple, un livreur de se rendre du point de cueillette d’un produit au point de livraison. Cette compétence engage bien entendu la capacité à intégrer les éléments un contexte (structure urbaine, trafic, règles de circulation par exemple).
  4. Compétence scalaire: il s’agit certainement de la compétence la plus complexe à appréhender de manière explicite, mais aussi la plus importante. Elle renvoie à la capacité de mettre en perspective un phénomène ou une dynamique à différentes échelles géographiques de manière à en comprendre la complexité.
  5. Compétence de franchissement: cette compétence permet de développer les stratégies nécessaires pour franchir les obstacles présents sur un parcours.

En simplifiant, ces compétences constituent le socle sur lequel nous construisons notre pensée spatiale (« Spatial thinking »), celle-là même qui nous permet de comprendre le monde, celle qui permet à une entreprise de comprendre son marché, la dynamique de ses clients, et enfin de décider de la meilleure stratégie de localisation de ses services par exemple. Penser spatialement implique en particulier deux mécanismes complémentaires[3] :

  • la cognition spatiale: comment nous pensons et concevons le monde autour de nous, quelles représentations nous nous en faisons;
  • le raisonnement spatial: comment à partir de ces représentations, nous en tirons des conclusions, pour finalement décider.

Ces compétences, associées aux capacités de penser aux problèmes spatialement, mais aussi à l’ensemble des ressources que nous accumulons (données, connaissances, expériences, sens des lieux…) et qui nous permettent de tirer avantage, selon notre propre stratégie et nos propres objectifs, de l’usage de la dimension spatiale de la société, constituent selon Jacques Lévy[4], notre capital spatial. Chaque individu, chaque organisation, chaque entreprise dispose de son propre capital spatial, lequel lui permet d’agir comme un acteur de changement et de participer à la dynamique et au développement des modes d’organisation spatiale des sociétés humaines.

La pandémie : un régime d’interspatialité numérique

Ce que la pandémie aura en particulier mis en évidence, en bouleversant nos manières de penser l’espace, les proximités, les distances, mais aussi nos modes d’interactions, c’est la transformation profonde des spatialités humaines. Le concept de spatialité en géographie revêt un double sens, selon qu’on le considère dans une perspective phénoménologique, ou bien dans une perspective logique. Il est dans le premier sens, le moyen d’introduire l’humain dans les relations avec le monde dans lequel il vit, ses modalités d’interaction avec et dans le monde. Il décrit dans le second sens, l’extension des choses dans le monde, leur emprise spatiale par exemple. Plus important encore est le concept d’interspatialité[5], lequel décrit les modalités d’intersection entre espaces. Il en existe trois catégories, classées selon la nature et les modalités de l’intersection :

  1. l’interface qui met en contact deux espaces (c’est le cas des limites ou frontières par exemple) ;
  2. l’emboîtement qui se caractérise par l’inclusion d’espaces les uns dans les autres (les emboîtements d’échelles, la municipalité incluse dans la MRC, incluse dans la région par exemple) et ;
  3. la cospatialité qui articule des couches spatiales superposées (via des nœuds de communication par exemple).

Cette transformation de la spatialité et avec elle, des modalités d’interspatialité, s’est opérée non seulement dans ses dimensions physiques (les mesures de distanciation, les gestes barrières, les interfaces en Plexiglas par exemple), mais également dans ses dimensions numériques. Contraintes à la sédentarité, les activités humaines se sont recomposées selon un régime privilégiant l’interspatialité numérique, en particulier de nature interface. L’intersection entre les espaces s’opère aujourd’hui non plus seulement par adjacence physique, mais bien par interfaçage numérique (l’écran s’imposant comme l’intersection) de notre espace de travail physique avec l’ensemble des espaces numériques avec lesquels nous interagissons.

La pandémie : du capital spatial au capital numérique urbain

Pour de nombreuses entreprises et organisations des secteurs d’activité économique comme la banque, l’assurance, les services de proximité ou encore la vente de détail, le capital spatial s’impose aujourd‘hui comme un levier essentiel d’innovation et de transformation numérique. Mais dans le contexte pandémique, il apparaît évident que le capital spatial ne peut plus s’envisager sans la prise en compte de sa dimension numérique. Emmanuel Eveno propose ainsi de considérer une autre forme de capital, qu’il nomme capital numérique urbain[6]. Il le propose comme élément d’explication des capacités des individus et, par extension, des organisations et des entreprises, à maîtriser leur insertion sociale et politique dans la ville, une ville où l’usage des technologies numériques s’impose comme condition d’accès à l’espace public et aux services administratifs (on le voit en ce moment même au Québec, alors que l’inscription privilégiée à la vaccination implique l’usage du Web). En effet, la dématérialisation de ces services, et avec eux, d’une part toujours plus grande des dynamiques sur lesquelles se fondent les urbanités contemporaines, redessine les hiérarchies sociales en fonction de la capacité de recourir à ces services numériques. Selon Emmanuel Eveno donc, « le capital numérique est mobilisé par les individus pour établir ou consolider leur position à l’intérieur du monde du travail, à l’intérieur des groupes sociaux, de leur monde relationnel. Il est également une ressource de plus en plus nécessaire pour accéder et jouir au mieux des services urbains et des services publics en général ». Vous l’aurez compris, alors que les spatialités sont de plus en plus médiées par le numérique, les compétences spatiales et numériques ont tendance à être de plus en plus intimement intriquées.

Le caractère essentiel de l’expertise géospatiale dans la société post-covid

Dans un monde post-covid, il est plus que probable de voir le capital spatial et le capital numérique évoluer vers une forme hybridée. Mobiliser ses compétences spatiales signifie le plus souvent, pour un individu, une organisation ou une entreprise, d’envisager les actions et décisions spatiales dans la complexité des interactions entre le les dimensions matérielles et les dimensions numériques de l’espace. Trouver le meilleur chemin, décider de l’emplacement adéquat, éviter un obstacle, envisager un projet à différentes échelles, segmenter un phénomène selon la nature des corrélations spatiales ou de l’inscription spatiale de ses composantes; toutes ces actions imposent aujourd’hui et sans doute plus encore demain, de mobiliser au côté du capital spatial, son capital numérique (comprendre les données, accéder et utiliser les technologies et outils de navigation web…). La littératie spatiale ne peut plus s’envisager sans la littératie numérique et réciproquement.

Le régime d’interspatialité numérique imposée par la pandémie ne disparaîtra pas complètement. Les ajustements qui nous ont été imposés de manière accélérée dans le travail, les déplacements, la consommation, les communications, l’éducation et les loisirs devraient selon la plupart des experts se stabiliser dans une situation hybride. La transformation numérique que vivent la majorité des entreprises impose une transformation des spatialités (les rapports à l’espace, mais aussi l’emprise des activités d’affaires). Steven Carr a récemment écrit à ce propos dans Directions Magazine : « COVID-19 … is different. It is a game changer. COVID-19 is a forcing function.” Il met en évidence le déplacement qui s’opère au niveau des besoins d’analyse et de raisonnement spatial, alors qu’une partie importante de la dimension spatiale des affaires est dématérialisée. L’espace et les distances ne sont pas abolies, mais les rapports d’échelle et les nœuds de communication se sont transformés. Dans un monde post-covid, l’expertise géospatiale constitue plus que jamais un levier nécessaire pour outiller les compétences spatiales numériques et supporter la montée en puissance du capital numérique urbain des entreprises et des organisations.

 

Références

[1] Waldo Tobler, « A computer movie simulating urban growth in the Detroit region », Economic Geography, 46(2): 234-240, 1970.

[2] Lussault Michel, L’Homme spatial : La construction sociale de l’espace humain, Seuil: Paris, 2007, 400 pages.

[3] Goodchild Mickael F., Janelle Don G., Grossner Karl, Critical spatial thinking Handbook of Research Methods and Applications in Spatially Integrated Social Science. 26-42. 2014, DOI: 10.4337/9780857932976.00008

[4] Lévy Jacques, Capital spatial, in « Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés », dir : Jacques Lévy et Michel Lussault, Belin : Paris, 124-126, 2003.

[5] Lévy Jacques et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris : Belin, 2ème éd., 2013.

[6] Eveno Emmanuel, Le capital numérique urbain, Bitácora Urbano Territorial, 30 (III): 15-26, 2020. https://doi.org/10.15446/bitacora.v30n3.86397

 

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